mercredi 15 février 2012

Cloud Go Back !

Ou il sera question de mettre en place un API qui rapatriera automatiquement dans l’entreprise les données envoyées dans le nuage. Un sorte de boîte noire qu’il s’agira ensuite de stocker durablement dans et hors de l’entreprise. Un telle solution, que je baptiserai Cloud Go Back ou Cloud Return into Black Box (CRIBB), pourrait être commercialisée il me semble.

Explications :

L’année dernière, traversant une passe financière difficile, Yahoo ! annoncait la fermeture du site numéro 1 de signets partagés, Delicious. Des millions d’internautes risquèrent alors de perdre les données qu’ils avaient patiemment accumulées depuis des années. Devant l’émoi suscité, Delicious fut in extremis sauvé et racheté par les fondateurs de Youtube. La semaine dernière on apprend que c’est le site Flickr, première base de donnée photographique de la planète et également propriété de Yahoo Inc. qui pourrait, pour les mêmes raisons, tomber également. Des milliers d’internautes tentent alors de récupérer leurs photos grâce à une application tierce (API) que FlickR s’empresse de bloquer pour arrêter l’hémorragie.

Depuis quelques années, les développements de l’informatique nomade (smartphones et tablettes) ont croisé les chemins de l’informatique en nuage, le cloud computing. Dans le domaine de la musique (avec les abonnements), dans celui du cinéma (avec la VOD) comme dans celui de nos usages connectés quotidiens, culminent la dématérialisation et la déportation dans le cloud de nos données personnelles, de nos documents privés, mais également des productions culturelles de sociétés entières. Trop souvent sous la forme d’un aller-simple. Combien de musées, d’universités, d’entreprises de toutes tailles, d’organismes publics, sont aujourd’hui capables d’affirmer qu’ils possèdent une copie numérique « résidente » de l’ensemble des données et informations qu’ils ont ainsi essaimé dans les nuages ?

Aujourd’hui nos disques durs servent principalement à faire tourner les applications et les programmes disponibles sur nos tablettes et nos ordinateurs ; mais nos données, notre musique, nos vidéos sont, elles, dans les nuages. L’épisode de Delicious hier et aujourd’hui la rumeur autour d’une fermeture de Flickr doivent nous alerter sur un danger passablement plus critique pour nos sociétés humaines que la seule virtualisation de nos disques durs et de leurs contenus.

Combien d’entre nous avaient été capables d’anticiper la fermeture si brutale et soudaine de MegaUpload, modèle archétypal de la consommation culturelle connectée, et responsable à lui seul de plus de 4% de l’ensemble du traffic internet ? Combien d’entre nous se sont ainsi, subitement, retrouvés à errer en quête de contenus culturels à consommer ? Non qu’il faille regretter la fermeture de Megaupload, mais plutôt y voir la preuve supplémentaire de l’absence ou de l’indigence d’une offre culturelle légale adaptée. Au lendemain de cette fermeture, un internaute écrivait sur son mur Facebook : « J’arrêterai les pratiques jugées illégales le jour où vous me direz où je peux trouver, à un prix raisonnable, toutes les séries américaines disponibles en streaming, sous-titrées en français, dans la semaine qui suit leur diffusion aux USA et non 1 ou 2 ans après. »

Est-il envisageable que Google décide de fermer YouTube et qu’en disparaissent alors les innombrables mémoires quotidiennes enregistrées, mais également l’ensemble des trésors culturels qui n’existent que sur cette plateforme ? Les millions de blogs hébergés sur Blogger peuvent-ils disparaître ? Un aléa financier pourrait-il décider les actionnaires de Google à fermer le service Google Books ? Pour toutes ces questions, la réponse est, hélas, « oui ». Or, si les CGU (conditions générales d’utilisation) de ces services leur donnent toute propriété sur nos données, elles ne les engagent pas à nous permettre de récupérer l’intégralité de nos données en cas de fermeture.

Que perdrions-nous si nous perdions YouTube ? Si Google Books fermait ? Si Flickr disparaissait ? Dans le secteur culturel des bibliothèques, pourtant si souvent caricaturé pour son immobilisme et son conservatisme, des alternatives crédibles existent. Le projet Hathi Trust rassemblant de nombreuses bibliothèques universitaires américaines est en train de créer une « copie » de la base de donnée de Google Books et des ouvrages du domaine public qu’il contient. En France, l’INA assure l’archivage de notre patrimoine télévisuel. Les bibliothèques présentes sur FlickR dans le cadre de la plateforme FlickR : The Commons ont eu l’intelligence de toujours garder la main sur les fonds iconographiques qui y sont présentés.

Mais à l’échelle du cloud, de quelles mémoires de substitution disposeront-nous demain si certains services ferment, disparaissent ou s’ils décident de basculer vers un modèle économique payant ?

On commence à parler, notamment en France, d’investissement de la puissance publique et de partenaires privés pour mettre en place une architecture de cloud nationale, comme le fut et l’est toujours l’architecture RENATER pour l’accès à internet dans l’ensemble des établissements d’enseignement. Mais les hoquets du marché, les décisions qu’ils impliqueront sur le portefeuille de services de l’oligopole qui contrôle aujourd’hui l’ensemble de nos vies connectés, n’impliquent-ils pas de se poser la question autrement que sur le simple mode de la construction d’une alternative nationale ?

En se massifiant, nos modes de consommation culturelle s’uniformisent et se déplacent presqu’exclusivement dans les services des quelques géants qui contrôlent cette architecture des nuages — principalement Amazon, Apple, Facebook et Google. Les usages sont aujourd’hui trop bien installés pour jouer les néo-luddites et partir en guerre contre la virtualisation de l’ensemble de nos possessions culturelles individuelles et collectives. On lit souvent que « le web n’oublie rien », mais le web n’existe qu’au travers des acteurs, des infrastructures et des technologies qui y sont présents.

Alberto Manguel écrivait en 2005 que « les technologies modernes nous condamnent à nous occuper d’elles en permanence. » Or les sociétés humaines ont besoin de garder la main sur la constitution de leurs mémoires. Trop peu d’entre nous s’occupent aujourd’hui du devenir des productions culturelles individuelles et collectives dans les nuages. Et personne n’a encore sérieusement envisagé l’éventualité d’une éclaircie définitive, celle d’un ciel subitement sans nuages. Un ciel d’oubli.

Il importe que chacun sache et mesure à quel point l’idée d’une mémoire numérique pérenne confiée aux seules mains d’acteurs commerciaux est une folie culturelle, et un risque majeur pour les sociétés humaines qui sont, sans mémoire commune et sans référent stable en permettant la consultation, irrémédiablement condamnées à l’errance et aux dangers de l’idéologie.