samedi 2 avril 2016

A quoi servez-vous ?

Quand je compare le déluge de banalités et de futilités dont s’abreuvent les sociétés dites modernes avec le déluge de feu qui pleut sur les autres, il m’arrive de penser que le monde est plus fou qu’il ne l’a jamais été, qu’il manque totalement de sens, que la vie en manque tout autant et qu’une seule question mérite d’être posée, par chacun de nous, pour guider chacune de nos vies et tenter de remettre le monde sur le chemin de sa survie et des Lumières.
Une question révolutionnaire et simple. Une question révolutionnaire parce que simple : à quoi servons-nous ? A quoi servez-vous ?

Si chacun voulait bien se poser cette question, autrement que de façon sommaire, si chacun voulait vraiment y chercher une réponse sincère et exigeante, on serait d’abord emporté dans un abîme de perplexité : pourquoi faudrait-il être utile ? A qui ? A quoi ? Qu’est-ce qu’être utile ? Comment être utile ? Faire le mal au nom d’une cause, est-ce être utile?

D’abord, faut-il être utile ? Bien des gens répondent, instinctivement, par la négative à cette question, et pensent que la vie se résume à survivre, comme un animal, et à jouir de chaque instant, dans la limite de ses moyens. Autrement dit, la seule utilité qu’on devrait chercher serait de gagner sa vie et celle des êtres qui dépendent de nous, pour prendre le maximum de bon temps. Mais si tous les humains se contentaient d’une telle réponse, si chacun se limitait à chercher son propre bonheur, on sait maintenant d’expérience, malgré tous ceux qui ont prétendu le contraire, que le monde serait condamné à la brutalité la plus sauvage et à la destruction de la nature. On le sait parce que on assiste tous les jours à cela. Aucune civilisation ne peut survivre par la simple juxtaposition de millions d’égoïsmes. Il lui faut beaucoup plus, il lui faut que chacun soit utile à quelque chose.
Alors, puisqu’il faut être utile, à qui ou à quoi faut-il l’être ? A soi-même ? Cela ne peut convenir, car si une telle réponse était justifiée, renoncer à exister suffirait pour qu’il soit soudain inutile d’être utile! A ses enfants ? Cela non plus ne peut être satisfaisant, car ne pas en avoir enlèverait alors toute raison d’être utile. A tous ceux qu’on aime ? Ce serait tout aussi insuffisant, puisque ne pas aimer permettrait de dispenser de toute utilité. Autrement dit, et c’est révolutionnaire : une raison d’être utile ne peut être créée que par celui qui la cherche. Elle doit exister indépendamment de lui. Alors, posez-vous cette question : à quoi servez-vous ? Osez être exigeant avec vous-même en trouvant une réponse.

Evidemment, je me pose à moi-même, sans cesse, cette question. Et, après avoir écarté les solutions les plus évidentes (« je sers à survivre » ou « je sers à être heureux », ou « je sers à rendre mes proches heureux »), pour les raisons dites plus haut, j’aborde les suivantes : je dois servir à ce que d’autres, qui me sont inconnus et ne dépendent pas de moi, soient heureux, en particulier à ce que ceux qui existeront après moi soient heureux. Autrement dit, à ce que le monde soit un peu meilleur après moi, grâce à moi.

Mais une telle réponse, purement altruiste, est très difficile à exiger de tous les humains, dans la vie quotidienne : si le monde ne peut être une juxtaposition d’égoïsmes, il ne peut non plus être composé de milliards d’altruistes. Pour qu’il soit réaliste d’escompter que chacun serve à quelque chose, il faut encore que chacun s’épanouisse en ce dévouement, par exemple en rendant les autres, inconnus, heureux, ou encore en préservant la nature. Il faut que son propre bonheur soit la conséquence de son utilité au monde et non sa propre raison d’être.

Ce n’est ni simple, ni naturel. La survie de l’humanité ne l’est pas plus. Telle est la grandeur de la condition humaine. Telle est aussi, sans doute, l’explication profonde de notre difficulté à créer les conditions de notre propre pérennité. Tel est enfin le combat majeur de notre civilisation, si elle ne veut pas disparaître, dans le feu et les larmes, mais au contraire progresser, en donnant du sens à chacun de nos propres gestes, à chaque sourire de l’autre.

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