Quand je compare le déluge de banalités et de futilités dont
s’abreuvent les sociétés dites modernes avec le déluge de feu qui pleut
sur les autres, il m’arrive de penser que le monde est plus fou qu’il ne
l’a jamais été, qu’il manque totalement de sens, que la vie en manque
tout autant et qu’une seule question mérite d’être posée, par chacun de
nous, pour guider chacune de nos vies et tenter de remettre le monde sur
le chemin de sa survie et des Lumières.
Une question révolutionnaire et simple. Une question révolutionnaire
parce que simple : à quoi servons-nous ? A quoi servez-vous ?
Si chacun voulait bien se poser cette question, autrement que de
façon sommaire, si chacun voulait vraiment y chercher une réponse
sincère et exigeante, on serait d’abord emporté dans un abîme de
perplexité : pourquoi faudrait-il être utile ? A qui ? A quoi ?
Qu’est-ce qu’être utile ? Comment être utile ? Faire le mal au nom d’une
cause, est-ce être utile?
D’abord, faut-il être utile ? Bien des gens répondent,
instinctivement, par la négative à cette question, et pensent que la vie
se résume à survivre, comme un animal, et à jouir de chaque instant,
dans la limite de ses moyens. Autrement dit, la seule utilité qu’on
devrait chercher serait de gagner sa vie et celle des êtres qui
dépendent de nous, pour prendre le maximum de bon temps. Mais si tous
les humains se contentaient d’une telle réponse, si chacun se limitait à
chercher son propre bonheur, on sait maintenant d’expérience, malgré
tous ceux qui ont prétendu le contraire, que le monde serait condamné à
la brutalité la plus sauvage et à la destruction de la nature. On le
sait parce que on assiste tous les jours à cela. Aucune civilisation ne
peut survivre par la simple juxtaposition de millions d’égoïsmes. Il lui
faut beaucoup plus, il lui faut que chacun soit utile à quelque chose.
Alors, puisqu’il faut être utile, à qui ou à quoi faut-il l’être ? A
soi-même ? Cela ne peut convenir, car si une telle réponse était
justifiée, renoncer à exister suffirait pour qu’il soit soudain inutile
d’être utile! A ses enfants ? Cela non plus ne peut être satisfaisant,
car ne pas en avoir enlèverait alors toute raison d’être utile. A tous
ceux qu’on aime ? Ce serait tout aussi insuffisant, puisque ne pas aimer
permettrait de dispenser de toute utilité. Autrement dit, et c’est
révolutionnaire : une raison d’être utile ne peut être créée que par
celui qui la cherche. Elle doit exister indépendamment de lui. Alors,
posez-vous cette question : à quoi servez-vous ? Osez être exigeant avec
vous-même en trouvant une réponse.
Evidemment, je me pose à moi-même, sans cesse, cette question. Et,
après avoir écarté les solutions les plus évidentes (« je sers à
survivre » ou « je sers à être heureux », ou « je sers à rendre mes
proches heureux »), pour les raisons dites plus haut, j’aborde les
suivantes : je dois servir à ce que d’autres, qui me sont inconnus et ne
dépendent pas de moi, soient heureux, en particulier à ce que ceux qui
existeront après moi soient heureux. Autrement dit, à ce que le monde
soit un peu meilleur après moi, grâce à moi.
Mais une telle réponse, purement altruiste, est très difficile à
exiger de tous les humains, dans la vie quotidienne : si le monde ne
peut être une juxtaposition d’égoïsmes, il ne peut non plus être composé
de milliards d’altruistes. Pour qu’il soit réaliste d’escompter que
chacun serve à quelque chose, il faut encore que chacun s’épanouisse en
ce dévouement, par exemple en rendant les autres, inconnus, heureux, ou
encore en préservant la nature. Il faut que son propre bonheur soit la
conséquence de son utilité au monde et non sa propre raison d’être.
Ce n’est ni simple, ni naturel. La survie de l’humanité ne l’est pas
plus. Telle est la grandeur de la condition humaine. Telle est aussi,
sans doute, l’explication profonde de notre difficulté à créer les
conditions de notre propre pérennité. Tel est enfin le combat majeur de
notre civilisation, si elle ne veut pas disparaître, dans le feu et les
larmes, mais au contraire progresser, en donnant du sens à chacun de nos
propres gestes, à chaque sourire de l’autre.